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5. 1130 : la galerie porche et Ste Marguerite d’Antioche…

Cent ans ont maintenant passé autour de la nouvelle chapelle en pierre. La première croisade (1096-1099) initiée par le pape Urbain II à Clermont a lancé sur la route de Jérusalem des seigneurs qui, chacun de leur côté, ont levé l’ost (troupe armée) sur le ban et l’arrière-ban de leur domaine. Cette obligation féodale incluait évidemment les paysans qui servaient alors d’auxiliaires indispensables. L’armée de Godefroy de Bouillon, le futur vainqueur du siège de la cité sainte, en provenance du nord de la France actuelle, mais alors sous souveraineté germanique, est en route pour l’orient. Elle passe en 1096 non loin d’Epfig. La communauté villageoise qui s’est certainement développée autour du couvent n’est pour l’instant pas concernée par cette expédition : le duché de Souabe n’y participe pas, même s’il semble que l’évêque Strasbourgeois Otto de Hohenstauffen (sinistre personnage comme nous le verrons) ait suivi le sieur Godefroy dans son expédition. Mais elle a peut-être contribué au ravitaillement des dizaines de milliers de soldats à pied ou à cheval qui, bannière croisée à la lance, se sont engagés dans cette sainte, mais sanglante aventure ; il faut bien que l’intendance suive.

En 1100, la seigneurie d’Epfig est passée, de façon avérée, entre les mains de l’évêque de Strasbourg Cunon de Michelbach, qui succéda à Otto.

Les évêques de ces temps bien peu pacifiques, même habités d’une foi craintive, ne débordaient pas de charité chrétienne quand il s’agissait de défendre leurs intérêts. Ils se recrutaient toujours dans l’aristocratie et étaient souvent des chefs de guerre aussi féroces que leurs homologues laïcs. Ils étaient nommés par l’Empereur, ce qui permettait à ce dernier de contrecarrer, au moins en partie, la puissance émancipatrice des duchés. L’investiture par l’empereur et non par le pape a donné lieu pendant près de cinquante ans (1076-1122) à une lutte acharnée (la querelle des investitures) entre les partisans des uns et des autres (rappelons nous le rôle de Léon XI). L’exemple d’Otto de Hohenstauffen (évêque partisan de l’empereur) est édifiant à cet égard, car il n’hésite pas à assassiner le comte Hugues VII de Nordgau (partisan du pape) en 1089 en l’attirant dans sa chambre, non loin d’Epfig ! Depuis 982, l’évêché de Strasbourg est une principauté. C’est presque un état dans l’état au regard de l’importance de ses possessions généreusement pourvues par les empereurs successifs. L’évêque a donc le titre de prince (on parle de prince évêque) qui entre donc régulièrement en conflit avec le duc qui lui dispute son implantation territoriale et politique.

Cunon de Michelbach a eu un parcours singulier puisqu’il a été à la tête de l’évêché strasbourgeois pendant près de 22 ans jusqu’à ce qu’une disgrâce en 1125 l’envoie terminer ses jours sur ses terres epfigeoises où il possédait un palais en lieu et place de l’ancienne villa royale de Lothaire II. Il semblerait qu’il se soit un peu trop rapproché des partisans du Pape ce qui, vous en conviendrez, est une faute majeure pour quelqu’un qui doit son titre de prince évêque à l’Empereur. Il n’en reste pas moins actif puisqu’il fonde à quatre kilomètres d’Epfig l’abbaye de Baumgarten qui sera consacrée en 1133.

Cette cérémonie qui ouvre en grande pompe le bâtiment au culte se fait en présence de l’évêque et de tout le clergé environnant. Parmi eux la présence attestée du curé Heinrich d’Epfig signe la première mention connue d’un membre du clergé epfigeois. Était-ce le curé de la chapelle ou celui de l’église du cimetière fortifié (dénomination du bourg epfigeois dans les sources médiévales) en haut de la colline?

Toujours est-il que la résidence continue et forcée de l’évêque Cunon à Epfig n’est sans doute pas étrangère à la construction de la galerie-porche de notre chapelle. Pratiquement contemporaine de l’abbaye Baumgarten, il n’est pas exclu que les tailleurs de pierre aient été les mêmes pour les deux constructions. Sans doute aussi, ce haut et riche personnage a-t-il contribué au financement de l’opération.

Mais en 1130, qu’en est-il de la chapelle ? On a vu plus haut que le couvent avait vraisemblablement cessé d’exister et qu’elle a sûrement été réinvestie par les habitants après le départ des moniales pour devenir l’église paroissiale du petit hameau. Avec à sa tête, peut être, le curé Heinrich, sous l’autorité de l’évêque retiré dans son palais voisin ?

Quoiqu’il en soit, on décide donc de construire en grès des Vosges, vers 1130, à l’angle sud ouest, une galerie-porche couverte qui relie en angle droit les deux entrées de la chapelle. 

Côté ouest deux groupements de deux arcatures. ->

<- Coté sud, un premier groupement de deux petites arcatures suivi d’un deuxième de cinq.

Ce sont la taille et l’aspect des colonnes, (notamment le chapiteau dit « cube rhénan ») qui permettent de dater de façon assez précise la galerie. La particularité ici est que leur base prend la forme d’un chapiteau renversé.

Exemple de colonne romane

Ce petit cloître, comme l’appellent encore aujourd’hui les habitants du village, remplace-t-il, comme nous l’avons déjà évoqué, une structure plus ancienne liée au couvent ?
Plusieurs explications ont été données pour justifier l’édification de cette singulière galerie, unique dans l’espace rhénan.
L’augmentation de la population du hameau, reflet de l’essor démographique général du XIIᵉ siècle, en est certainement une des raisons majeures. La chapelle primitive ne peut en effet contenir qu’une quarantaine de paroissiens. D’autres penchent pour une station des nombreuses processions qui rythmaient alors l’année liturgique ou qu’on organisait régulièrement pour invoquer l’aide divine en cas de disette, d’épidémie ou de sécheresse. D’autres encore pensent que la galerie fonctionnait comme un narthex (espace intermédiaire entre le profane et le sacré) pour des fidèles que leurs péchés ou leur position sociale empêchaient provisoirement d’assister au culte à l’intérieur de la chapelle.

Plan de la Chapelle en 1130

D’ailleurs, quel nom portait-elle alors, notre chapelle ? Sans source précise avant cette date, on peut néanmoins avancer une hypothèse. Du temps de l’existence du couvent (si celle-ci est avérée), le nom de Ste-Berthe ou peut-être Rotrude paraîtrait logique, mais nous ne le saurons sans doute jamais. Cependant, après les expéditions saintes vers Jérusalem, un patronyme nouveau va fleurir dans beaucoup de paroisses occidentales, celui de Marguerite.

En 1146, une deuxième croisade vient en aide des États latins d’Orient que les premiers croisés ont constitué autour de Jérusalem. Cette fois-ci, Conrad III, Roi du St-Empire et accessoirement frère de Frédéric le Borgne duc de Souabe et d’Alsace (le père de Frédéric Barberousse) (tous des Hohenstauffen), est cette fois-ci de la partie, emportant dans ses bagages ses vassaux et un nombre impressionnant de guerriers et de non-combattants affectés à leur service. Il est fort à parier que Conrad III est venu enrôler, en terre épiscopale epfigeoise aussi, des candidats à sa croisade. Le résultat de cette seconde équipée sainte est catastrophique, mais les croisés, au retour de leur expédition religieuse et guerrière en Terre Sainte, ont rapporté dans les fontes de leurs chevaux des reliques nouvelles et toute une armée de saints inédits qui vont enrichir notre calendrier.

Parmi eux… Ste-Marguerite.

Statue de Sainte-Marguerite dans la Chapelle

Ste-Marguerite d’Antioche, du nom de sa ville d’origine (en Turquie actuelle), est une martyre très vénérée au Moyen-Orient depuis des siècles. La jeune femme est morte suppliciée vers 305. Elle s’était refusée à un préfet romain au nom bien choisi d’Olibrius qui, pour venger l’affront, lui fit subir un nombre considérable d’exactions dont la décapitation ultime qui mit fin à ses souffrances.

La plus singulière fut sans doute de l’offrir en repas à un dragon dont elle ressortit intacte en lui ouvrant le ventre. C’est pour cette raison, peu crédible pour ne pas se mentir, qu’elle est représentée avec la bête vaincue à ses pieds. Pour l’anecdote, l’église paroissiale actuelle d’Epfig est dédiée à St Georges, un autre dompteur de dragon.

St-Georges terrassant le dragon

On peut supposer qu’un de nos croisés (sans doute originaire de la région) a participé au siège d’Haïfa, au nord d’Israël, où les reliques de la martyre avaient été transférées des siècles auparavant. Outre le butin sonnant et trébuchant que génère ce genre d’opération, il a emporté avec lui une vénération particulière pour la pauvre jeune martyre. Dévotion partagée, car on retrouve à partir de cette époque, notamment en Bourgogne et dans le duché de Souabe, le nom de Marguerite (Margarete en allemand) associé à nombre d’églises et de chapelles. C’est donc le cas de la chapelle epfigeoise. On peut préjuger qu’au moment où celle-ci prend le nom de Ste-Marguerite, le couvent, comme nous l’avons déjà pressenti, n’existait plus ; les moniales s’étant sans doute retirées à l’abbaye d’Erstein. La sainte est invoquée pour un accouchement réussi ; sa curieuse expérience avec le dragon peut éclairer cette croyance. Son aide n’était pas de trop pour les femmes de ce Moyen Âge médical où le taux de mortalité lié à la naissance était particulièrement dramatique. La popularité de Ste-Marguerite ne s’est jamais démentie. On la retrouve dans les visions de Jeanne d’Arc trois siècles plus tard. Dans la galerie porche, sur le seuil d’une des fenêtres, une usure doucement arrondie témoigne, dit-on, de la piété de générations de futures mères qui s’asseyaient là pour prier la sainte. Le statut des femmes de ces temps peu éclairés n’était guère enviable, on s’en doute, puisqu’elles étaient, en outre, souvent cantonnées en dehors du lieu de culte en raison de leur supposée impureté…

Pour les amateurs de théologie, ajoutons que Ste-Marguerite fait partie des 14 saints auxiliaires (comme Ste-Barbe, St-Christophe, St-Georges…) qui ont le point commun d’être particulièrement secourables dans les situations difficiles…

La première mention avérée de la chapelle sous son vocable actuel n’apparaît qu’en 1464, date à laquelle elle était desservie par un chapelain dépendant du curé d’Epfig. Plus de 400 ans se sont donc écoulés depuis sa construction avant d’avoir droit à une citation…

Pour les férus de généalogie alsacienne, faisons maintenant un aparté. Vous aurez sans doute remarqué l’apparition régulière dans les derniers temps du nom de Hohenstauffen. Cette famille s’est implantée en Alsace vers 1040 et plus précisément à Sélestat, non loin d’Epfig, puisque Frédéric, le premier d’entre eux, venu du Bade-Wurtemberg voisin, épouse Hildegarde de Schlettschatt (Sélestat), membre de la haute noblesse locale : c’est la nièce de Léon IX, donc une « Eguisheim-Dabo » comme lui. Mais l’alliance de ces deux familles ne durera pas puisque comme nous l’avons déjà vu, l’une choisira le camp de l’empereur (les Hohenstauffen) et l’autre celui du pape (les Eguisheim-Dabo). 
Hildegarde donnera naissance (entre autres) à un deuxième Frédéric, Frédéric I, qui deviendra Duc de Souabe et d’Alsace en 1079 et à Otto le futur évêque de Strasbourg, assassin, rappelez-vous, d’un comte de Basse Alsace, Hugues VII. Il se trouve que le malheureux défunt était un « Eguisheim-Dabo ». Hildegarde, la mère du coupable évêque Otto, horrifiée qu’on ait attenté à un membre de la famille dont elle est issue, va obliger son fils à faire pénitence en lui faisant construire ce qui est aujourd’hui une des plus belles églises romanes d’Alsace : Ste-Foy de Sélestat, à quelques kilomètres de la chapelle. Il semblerait même que pour expier son meurtre, il soit parti faire la croisade comme nous l’avons évoqué plus haut.
Les « Eguisheim-Dabo », sans doute la plus puissante famille alsacienne entre l’an 1000 et 1150, vont pourtant disparaître rapidement, au contraire des Hohenstauffen dont le destin impérial va marquer l’Alsace jusqu’à la fin du XIIIᵉ siècle. Parmi ses représentants les plus connus, on trouve l’Empereur Frédéric Barberousse (qui n’est pas le cousin de Barbe Noire comme on l’entend trop souvent…). Il est à noter que le choix très limité des prénoms de la lignée ne nous offre rien moins que sept Frédéric, (deux empereurs et cinq ducs de Souabe), le tout en moins de 150 ans. Sachez seulement que Frédéric I, l’Empereur à la barbe rousse, est le petit-fils de Frédéric I, Duc de Souabe. Ses contemporains, à notre grande satisfaction, ont choisi pour lui ce surnom facile à retenir.
Et Frédéric Barberousse aimait l’Alsace. Il y venait souvent, notamment à Haguenau dont il fit un palais magnifique qui demeura pour ses successeurs Henri VI et Frédéric II un lieu de résidence privilégié.